[discussions] Jospin trotskiste...
Posté par Cesium135@aol.com le 23/6.
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à propos du trotskisme
par Claude Mazauric (*)
Doit-on sourire des flots de commentaires dépréciatifs que le " passé
trotskiste " de Lionel Jospin a inspirés à la grande presse nationale de
droite comme de gauche (à l'exception heureuse et notable de l'Humanité) ?
Assurément non, car chacun a bien compris que la campagne n'avait pour fin
que de handicaper la candidature du premier ministre, quoi qu'on pense de
lui, à l'élection présidentielle : c'est donc une affaire sérieuse.
Pourtant, je ne peux m'empêcher d'en rire (en sourdine cependant !). C'est
que, comme beaucoup d'autres, je n'ai jamais été un militant trotskiste, ni
peu ni prou, bien qu'ayant été conduit à diverses époques à connaître et
fréquenter beaucoup de ces hommes et de ces femmes qui l'étaient, et à
éprouver de l'amitié pour plusieurs d'entre eux. Les organisations
trotskistes m'ont toujours rebuté : dogmatisme doctrinaire, fidéisme des
croyants, proférations incantatoires, attitudes provocantes et cyniques,
pratiques systématiques d'exclusion..., voilà, à mes yeux, pour le versant
du pire. Du côté du meilleur, la verdeur d'engagements intransigeants, le
courage physique, la foi révolutionnaire, la passion de la théorie et
l'audace des hautes spéculations intellectuelles. De Denis Berger à Pierre
Broué et à beaucoup d'autres, parmi lesquels je compte des dizaines de mes
anciens étudiants, à plusieurs périodes de ma vie et à divers postes de
responsabilités syndicales, politiques ou professionnelles, j'ai à la fois
dialogué avec, accompagné, retrouvé, combattu, admiré, respecté des
militants trotskistes, du moins parmi ceux qui se respectaient eux-mêmes. Je
constate cependant que tous (ou presque tous) se sont vu à un moment ou à un
autre, exclure - quelquefois salement - de l'organisation à laquelle ils
adhéraient dans le panel général de celles qui se prévalaient du trotskisme
: de ce point de vue, Lionel Jospin n'est vraiment pas un cas singulier !
Le supposé " entrisme " comme les " manipulations d'appareils " ou
d'organisations minoritaires, à quoi la presse prétend ramener le fin du fin
de la stratégie et de la tactique trotskiste, n'ont à l'évidence jamais été
que des pis-aller commandés par une visée plus profonde venue tout droit du
fond doctrinal hérité de Trotski, à savoir l'idée de l'imminence d'une
révolution qui naîtrait d'une sorte d'événement imprévu, porteur de toutes
les contradictions du réel, sorte de moment fondateur et catabolistique d'un
processus accéléré de mutation sociale, comme Trotski, interprétant Lénine,
avait analysé la révolution d'Octobre et même celle de 1789-1793. Le nombre
initial des affidés importait donc assez peu au regard de la position qu'on
occuperait, au lieu et au moment opportun : telle paraissait être la leçon
bolcheviste. C'est ainsi que certains, en vérité peu nombreux mais
regroupés, ont pu imaginer que le Congrès du PS à Epinay, après le reflux de
1968, puis l'élection (possible) du libéral démocrate François Mitterrand,
devenu premier secrétaire d'un " parti ouvrier ", ouvriraient la voie à une
forme renouvelée de feu la " dictature du prolétariat ", de même que, douze
ans auparavant, j'en connus qui paraissaient imaginer que, du nationalisme
algérien dans ses fractions les plus islamisées, pourrait émaner la nouvelle
révolution internationaliste dont le foyer, opposé au mouvement de la
Tricontinentale - autre illusion ! -, serait le bassin arabo-méditerranéen.
Pendant soixante-dix ans, la grande bourgeoisie internationale, le capital
et les réformismes de toutes obédiences, obsédés qu'ils étaient par la
menace soviétique (l'Etat soviétique et le " modèle ", tout à la fois), ont
à la fois tenu à distance les formations trotskistes en les infiltrant quand
c'était possible, tout en utilisant subtilement leurs campagnes d'opinion et
le corpus de leurs analyses, en vertu du principe qu'il faut combattre le
mal par le mal et que du mal pouvait jaillir le bien, c'est-à-dire le
maintien de l'ordre capitaliste du monde. Cela a beaucoup contribué à
discréditer le trotskisme, au point d'ailleurs, aux yeux des communistes
adhérents des partis issus de la IIIe Internationale et qui pour la plupart
de celles et ceux de ma génération et des suivantes, ignoraient tout ou
presque des origines du schisme, de compromettre malheureusement l'intérêt
qu'il y avait à saisir la portée des pertinentes analyses du soviétisme et
du stalinisme, produites par Trotski et ses meilleurs disciples français et
étrangers. Cela n'a pas été pour rien dans le fameux " retard " que le Parti
communiste français s'est imputé à lui-même !
Dans ces conditions, il fallut beaucoup de finesse et rien moins que de
l'audace à Lucien Sève, Francis Cohen et Jean-Paul Scot pour engager et
préparer la préparation d'un recueil - d'ailleurs excellent et qui le
demeure - d'ouvres de Trotski aux Editions sociales, que j'eus l'honneur de
conduire à bien en 1984. Cela fit quelque bruit, mais les dix-sept ans
écoulés montrent que l'initiative s'est avérée heureuse, politiquement et
théoriquement. Evidemment, le drôle d'aujourd'hui est tout de même de
constater que ceux qui naguère n'avaient pour les militants trotskistes que
les yeux de Chimène pour Rodrigue, n'ont aujourd'hui de cesse que de
transformer le choix plus ou moins romantique de leur jeunesse en macule
indélébile et en arrière-pensée toujours à l'ouvre. Il n'est pas certain que
Lionel Jospin s'en remette aisément... Finalement dans l'histoire longue -
c'est-à-dire, en vérité, l'histoire - ne finissent par se dégager que deux
directions et deux camps : les adversaires permanents des peuples en lutte
et, de l'autre côté, leurs (possibles) alliés : la seule vraie question
politique sera toujours le rassemblement de ceux-ci et l'isolement de
ceux-là.
(*) Historien. Derniers travaux : présentation de la réédition des Ouvres
complètes de Maximilien Robespierre (10 volumes), Librissimo, 2000 ; et
introduction à la réédition de l'Utopie de Thomas More, " J'ai Lu ", Librio,
1999.